mardi 25 avril 2023

À propos de la prochaine Loi de programmation militaire française (III sur III)

RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET POUR DEMAIN


L’examen approfondi de la Loi de programmation montre qu’elle est “plombée” par la priorité absolue donnée au renouvellement (donc plus qu’une « modernisation »), des armes nucléaires françaises.

Quelle pertinence pour le « tout-nucléaire » militaire ?

Premièrement, sur le plan du droit international, même si la France aujourd’hui refuse toute adhésion au Traité sur l’Interdiction des armes nucléaires (TIAN) – norme de droit international signée par 92 États et qui compte 68 États membres – elle s’est engagée juridiquement en ratifiant le TNP (Traité de non-prolifération nucléaire – août 1992) « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire. » Comment la France compte-t-elle respecter cette obligation en mettant en œuvre une LPM qui lance la production de systèmes d’armes nucléaires qui seront en service jusque dans les années 2090 ?

De manière plus immédiate, quel signal envoie la France au moment où, au niveau du Conseil de sécurité, du G20 en novembre 2022, au G7 en avril, la préoccupation des grandes puissances grandit contre les risques de banalisation des armes nucléaires. Le G20 a déclaré que « L’emploi d’armes nucléaires ou la menace de leur emploi sont inacceptables ». Comment est-il possible que le projet de LPM 2024-2030 promeuve une politique dite « inacceptable » ?

Un réseau d’ONG international comme ICAN pose une question qui mériterait débat : pourquoi la France qui s’affirme comme une grande puissance militaire et un acteur qui pèse dans les relations internationales, ne participerait pas comme État observateur 1à la Seconde Réunion des États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, qui se déroulera en novembre 2023 au siège des Nations unies ?

Il y a bien sûr un deuxième angle de vue : celui de la sécurité nationale.

Les missiles M51 modernisés qui équipent les sous-marins nucléaires français ont été installés en 2018 sur le Triomphant. Ils sont donc loin d’être obsolètes, leur portée est de plus de 6 000 km, puisqu’ils ont été conçus contre une menace russe mais aussi chinoise. Personne ne conteste que le processus pour inclure les États nucléaires actuels dans le TIAN sera long et compliqué, mais la France n’a-t-elle pas une carte diplomatique à jouer pour promouvoir cette démarche ? Ne serait-elle pas capable d’obtenir des avancées significatives dans les dix ans à venir ? Ce délai ne permettrait-il pas d’éviter de se précipiter dans le ruineux renouvellement des grands programmes nucléaires, sans compromettre dans la décennie à venir notre sécurité ?

Sans partager mes analyses, un site proche des milieux militaires comme DSI n’est peut-être pas si loin de ce constat lorsqu’il écrit : « 2035 laisse 12 ans au politique pour considérer que la réduction d’une menace russe implique que l’on puisse revoir à la baisse les ambitions budgétaires »2

Droit international, sécurité nationale, ces deux angles de vues ne doivent pas faire oublier le troisième : celui du danger grandissant que fait peser la persistance de l’existence des arsenaux nucléaires et cela pour deux raisons principales. La non-application complète du TNP accroît le sentiment chez certains gouvernements que, s’ils possédaient des armes nucléaires, ils seraient à l’abri des menaces des grandes puissances nucléaires. C’est vrai pour l’Iran, cela le fut pour l’Irak ou la Libye. L’ex-Président Bill Clinton, dans une déclaration d’une rare stupidité politique, a déclaré : « Je me sens personnellement concerné parce que j’ai obtenu (de l’Ukraine) qu’ils acceptent de renoncer à leurs armes nucléaires. Et aucun d’entre eux ne pense que la Russie aurait fait ce coup si l’Ukraine avait encore ses armes »3. Deuxième aspect : l’implication directe ou indirecte de puissances nucléaires dans des conflits régionaux, comme la guerre d’Ukraine, peut conduire en cas de provocations ou d’incidents, au déclenchement accidentel d’un conflit nucléaire. Rappelons que les niveaux d’alertes et les temps de réaction des missiles nucléaires, n’ont pas été baissés significativement depuis la fin de la Guerre froide. C’est sans doute un des côtés les plus dangereux de la guerre entre l’Ukraine, soutenue par l’OTAN, et la Russie.

Quelle « haute intensité » ?

Cela amène comme deuxième remarque à questionner l’argument avancé par le gouvernement et certains responsables militaires sur le risque de guerre de « haute intensité »4.

Si l’on parle de menace, il faut parler de l’agresseur potentiel. Quel peut être cet agresseur capable de mener une guerre de « haute intensité » ? Parle-t-on de la Russie qui n’arrive pas à conquérir quelques centaines de km, carrés à côté de ses frontières et bases logistiques et dont on peut penser qu’il lui faudra 10 ou 15 ans pour reconstituer et moderniser son potentiel offensif face à l’OTAN, dont nous sommes encore membres et face au potentiel nucléaire américain, britannique et français toujours présent dans la décennie à venir ?

Quel autre agresseur de ce niveau ? La rivalité qui se construit entre USA et Chine est condamnée à être soit limitée à des affrontements régionaux dans l’Asie du sud-est, soit à échapper à tout contrôle et devenir holocauste nucléaire mondial. Dans les deux cas, nous ne serions pas dans un cas de conflit de « haute intensité » classique.

L’insistance française sur la thématique de la « haute intensité » ne se comprend donc que dans la vision d’une France entraînée dans les guerres de l’OTAN sous la conduite des USA dans les rivalités de ceux-ci avec la Russie demain et la Chine après-demain. Elle est en fait surtout utilisée par les partisans du lobby militaro-industriel (responsables militaires, chefs d’industries et politiques) depuis deux ans pour obtenir la hausse des crédits militaires à 2 ou 3 % du PIB.

Après ces deux remarques, on comprend déjà que les deux décennies à venir seront capitales :

— Soit, s’enfoncer dans une militarisation incontrôlable et vers les 3 % du PIB en 2030 comme certains le réclament déjà, tel Nicolas Baverez le 13 mars dans Le Figaro : « les progressions de 3 milliards d’euros par an prévu de 2023 à 2025 sont insuffisantes pour répondre aux besoins les plus urgents. Les menaces existentielles qui pèsent sur la sécurité de notre nation ne laissent pas d’autre choix que de se fixer pour objectif de porter l’effort de défense à 3 % du PIB en 2030 »5.

- Soit, choisir une politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale. Si l’on s’inscrit dans cette deuxième voie, dans cette période transitoire, on peut admettre qu’il faille maintenir en bonnes conditions les programmes d’armement existants terrestres et aériens (visés souvent par les “glissements” et “coupes” dans la LPM) pour conserver une base militaire solide dans le cadre européen, y compris par rapport à des partenaires aux décisions incertaines comme l’Allemagne et la Pologne, mais il s’agit plus de décisions « conservatoires » et non de la fuite en avant comme dans la Loi de programmation militaire prévue.

Si la guerre de « haute intensité » est une hypothèse peu crédible, des conflits asymétriques sont possibles et l’excellence en matière de technologies nouvelles, drones, cybersécurité doit bien sûr être recherchée et développée, là encore, de manière « conservatoire » pour la décennie à venir.

Mais dans tous les cas de figure, la priorité reste celle-ci : va-t-on ou non à la construction d’une paix mondiale durable, à un « Ci vis pacem, para pacem » et non au mortifère « Ci vis pacem, para bellum » ?

 

Quelle politique nouvelle de paix et de sécurité ?


Que peut signifier une « politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale », comme je l’écris au-dessus. Cette alternative mérite un débat national approfondi plus ouvert, plus élargi encore que ceux qui ont eu lieu dans les dernières années en France sur des sujets sociaux. Pour contribuer à cette réflexion, j’avancerai quelques propositions.

Cinq directions sont indispensables selon moi pour construire une telle politique :

 éliminer la menace nucléaire en travaillant à universaliser le TIAN en direction de toutes les puissances nucléaires, la persistance des arsenaux nucléaires est un véritable verrou de blocage pour des politiques de paix efficaces,

— travailler à la démilitarisation des relations internationales en renforçant le Traité sur le commerce des armes et en aboutissant à un vrai Traité sur la démilitarisation de l’espace. Aboutir à une véritable interdiction des ventes d’armes y compris au moyen de la création de zones d’exclusion de toutes fournitures d’armements est la clé pour tarir 90 % des conflits actuels. Enfin, la démilitarisation complète de l’espace est une nécessité absolue sinon, ce sera le champ d’affrontement de demain.

— renforcer le rôle des Nations unies pour qu’elles reprennent le leadership dans la résolution des conflits en lien avec les organisations régionales existantes au lieu de la survalorisation des organismes représentants les pays riches (G7 et G20) ou de la multiplication et pérennisation des multiples groupes informels de pays (groupe des Six sur l’Iran, format Normandie sur l’Ukraine, etc). Enfin, à l’heure de l’extension du rôle des réseaux sociaux, de l’information directe des citoyens, il est indispensable d’améliorer et renforcer les liens de l’Assemblée générale avec les représentants des peuples de la planète (ONG, élus locaux) comme l’Assemblée générale de l’ONU s’y était engagée en l’an 2000.

— le quatrième enjeu est de reprendre le chantier de la construction d’une infrastructure de sécurité commune en Europe, avec et non contre la Russie, en repartant sur ce qui avait commencé d’être bâti à la fin des années 1990 avec l’OSCE. Ce même travail doit être soutenu dans toutes les régions du monde : Afrique, Asie du sud-est, Moyen-Orient, Amérique du Sud. Ce renforcement des liens de sécurité commune au niveau des régions du monde en lien avec le Conseil de sécurité de l’ONU est la voie pour dépasser, rendre caduques, les alliances militaires, porteuses d’agressivité comme l’OTAN en Europe ou AUKUS dans le Pacifique.

La France peut jouer un rôle actif dans ce processus si elle tourne le dos à son suivisme des grandes puissances mené par les trois derniers Présidents de la République (Sarkozy, Hollande, Macron) et à la chimère dangereuse de reconstruction d’un bloc occidental ; qu’elle adopte une politique plus ouverte aux réalités du monde d’aujourd’hui : la montée de la place des BRICS, les frustrations persistantes du « Sud global ». Le point de convergence reste le respect de la Charte des Nations unies dans toutes ses dimensions : refus des rapports de force entre États, des « double standards’ de fait ».

Les opinions progressistes dans tous les pays où elles peuvent s’exprimer, ont un rôle important à jouer. En l’an 2000, elles avaient pesé pour faire entendre leur voix lors du Forum du Millénaire et adopter un « Plan d’action du Forum du millénaire »6 audacieux que les conséquences de l’attentat des Twin Towers, un an plus tard, et la lutte contre le terrorisme ont fait capoter en partie. Agir pour obtenir que le Secrétaire général des Nations unies travaille à l’organisation d’un nouveau Forum des peuples et un Sommet des États pour faire face aux nouveaux défis : menaces de guerre, menaces climatiques, pauvreté et problèmes sociaux encore trop aigus, devrait être une priorité d’action.

La société internationale vit une période transitoire. Elle essaie de s’organiser face aux nouveaux périls qui menacent notre planète. Elle s’est attaquée au premier défi du réchauffement climatique avec les Conventions climat ; elle avance péniblement avec la lutte pour réaliser les ODD, Objectifs de développement durable mais a montré sa capacité à surmonter une crise sanitaire majeure comme la COVID 19 ; elle n’a pas encore trouvé le chemin pour renforcer la construction d’une sécurité collective et de la paix entre les toutes les nations, même si des jalons solides ont été plantés avec les nouveaux traités de désarmement comme le TIAN ou le TCA.

Nous n’avancerons pas en écoutant les voix des hypocrites qui agitent les spectres de menaces multiples pour construire de nouveaux murs, préparer les nouvelles guerres de demain, pour assouvir leurs appétits de puissances et de profits financiers. Nous avancerons en étant déterminés à saisir toutes les opportunités de coopérations entre les peuples, en les transformant en actes positifs et concrets, dans l’esprit de la Charte des Nations unies, qui rassemble l’humanité depuis près de 80 ans, en commençant par ces mots : « We, the people » ! (« Nous les peuples » !).

Daniel Durand – 21 avril 2023

Président de l'IDRP (Institut de Documentation et de recherches sur la paix)


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3 - Entretien accordé à la chaîne irlandaise RTÉ, publié le 4 avril 2023 – https://www.bfmtv.com/international/europe/ukraine/bill-clinton-dit-regretter-d-avoir-œuvre-a-denucleariser-l-ukraine_AN-202304050511.html – vu le 21 avril 2023

À propos de la prochaine Loi de programmation militaire française (II sur III)

LES CARACTÉRISTIQUES DE LA LPM 2024-2030

 

Venons-en d’abord aux grandes lignes des programmes d’armements proposés par le Président de la République et qui seront discutées à l’Assemblée nationale puis au Sénat en mai-juin prochain.

Cette Loi de programmation militaire (LPM) augmente considérablement (plus d’un tiers) les crédits de la précédente LPM, qui étaient de 295 milliards d’euros sur cinq ans, en prévoyant une somme totale de 413 milliards d’euros jusqu’en 2030, soit sur sept ans. Il est prévu que ces objectifs soient actualisés avant la fin de l’année 2027 (c’est-à-dire révisés à la hausse si l’état d’esprit des gouvernants actuels ne change pas).

L’augmentation du budget des armées sera régulière dès cette année : elle sera comprise entre 3 et 4 milliards d’euros, l’objectif étant d’atteindre un budget de 69 milliards d’euros d’ici 2030.

En 2023, le budget de la défense, fixé d’abord à 43,9 milliards d’euros, devrait être augmenté de 1,5 milliard supplémentaire d’ici à la fin de l’année. Avec cette quatorzième LPM, ce budget augmentera ensuite de :

— 3,1 milliards d’euros en 2024 ;

— 3 milliards d’euros en 2025, 2026 et 2027 ;

— 4,3 milliards en 2028, 2029 et 2030.

Le pactole nucléaire

Quelle est l’enveloppe pour la dissuasion nucléaire dans cette LPM puisque le ministre de la Défense dit que la modernisation de la « dissuasion nucléaire » est un des fondamentaux de cette LPM ?

Le chiffrage exact n’est pas révélé. Seul, le total non détaillé des dépenses pour la dissuasion figure à chaque budget annuel : il s’élevait à 4,12 milliards en 2021.

1/ Le programme de recherche est lancé pour se doter d’une troisième génération de sous-marins nucléaires, lanceurs d’engin (SALE 3G).

Ces SALE 3G auront un tonnage équivalent à ceux de la Classe « Le Triomphant », lesquels affichent 12 685 t en surface et 14 335 t en plongée. L’effort portera donc sur la discrétion acoustique, la furtivité et les systèmes d’armes.

Les 16 missiles embarqués sur chacun d’eux seront le seul programme non entièrement nouveau, puisqu’il s’agira toujours de missiles M51, mais ils seront régulièrement modernisés et améliorés tout comme leurs têtes nucléaires,

2/ La LPM prévoit la construction d’un porte-avions à propulsion nucléaire de nouvelle génération amené à faire la jonction avec le « Charles-De-Gaulle » à l’horizon 2038,

Coût total du projet : 5 milliards d’euros jusqu’en 2030, sans doute plus de 10 Mds d’euros à l’arrivée.

Ce porte-avions est l’outil de support privilégié de la 2e composante nucléaire, la composante aéroportée avec des missiles ASMP-A rénovés qui sont portés aujourd’hui par des Rafales.

On peut dire que la France a décidé non pas d’une simple modernisation mais d’un renouvellement quasi complet de ses forces nucléaires d’ici 2035.

Revenons sur le coût total de la dissuasion nucléaire, même si son montant total n’est pas divulgué, on peut faire des approximations fiables.

On a un point de repère avec les chiffres donnés par le DGA (Délégué général pour l’armement), lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 1er février 20231. Il a déclaré que « 25 milliards d’euros ont été consacrés à la dissuasion pour la période 2019-2023. La loi de finances initiale pour 2022 y dédiait 5,3 milliards d’euros et le projet de loi de finances pour 2023 prévoit 5,6 milliards d’euros de crédits de paiement. La part des crédits consacrés à la dissuasion dans le budget de la mission défense hors pensions reste stable : 12,8 % en 2023 pour 12,9 % en 2022 ». Il a précisé que « La dissuasion est une part importante, c’est 13 % de l’enveloppe globale ». Comme l’a fait remarquer le réseau ICAN, 13 % de 413 Mds d’euros, cela représente une somme totale minimum de 53,9 Mds d’euros en sept ans pour la dissuasion nucléaire, c’est considérable !

Comme les programmes lancés ne s’achèveront qu’en 2035-2037, cela signifiera que la LPM suivant celle-ci comptera une somme équivalente pour les équipements nucléaires. La construction de nouvelles armes nucléaires et la modernisation de certaines représentera donc un coût total dans douze ans d’au moins cent milliards d’euros !

Il faut noter que ces coûts officiels n’intègrent pas toutes les dépenses liées à la mise en œuvre de cette force selon ICAN France.

En effet, il ne faut pas oublier qu’il faut compter en dehors de ces dépenses directes de la dissuasion, d’autres dépenses pour les équipements militaires d’accompagnement et pour le démantèlement des anciens équipements (chaudières nucléaires des SALE par ex).

Parmi les autres équipements, il y a les sous-marins nucléaires d’attaque, dont le premier exemplaire a été lancé en 2019 à Cherbourg par le président de la République, programme qui coûtera 9 milliards d’euros.

Autour du porte-avion nucléaire, il faut également compter tous les vaisseaux de surface, frégates, nécessaires à sa protection.

Nouveaux financements et « coupes inattendues »

À côté des programmes “principaux” ont été annoncés des financements en augmentation sur des secteurs liés à des problématiques de combats plus récentes :

— Selon le ministre Sébastien Lecornu, 5 milliards d’euros seront consacrés sur la période 2024-2030 à l’achat de drones2.

Concernant la cybersécurité, « la nouvelle LPM propose de tripler l’effort consacré au cyber, qui atteindra près de 4 milliards d’euros », indique Sébastien Lecornu dans le JDD du 9 avril 20233.

Enfin, le réapprovisionnement de stocks de munitions rendus exsangues en partie à cause du soutien militaire de la France à l’Ukraine est estimé à 16 Mds d’euros. À noter que les coûts spécifiques prévus par notre soutien à l’Ukraine sont estimés à 13 Mds d’euros, somme qui, selon le ministre, n’est pas incluse dans la LPM et sera financée en plus.

Après cet aperçu rapide des grands programmes d’armement, liés notamment aux forces nucléaires et aux dépenses d’innovation technologique, un autre moyen d’évaluation de cette LPM est de la considérer dans ses grandes masses.

Une première observation montre que sur les 413 Mds d’euros annoncés, 268 milliards d’euros sont prévus pour les équipements dont 100 milliards destinés aux grands programmes d’armement. Il faut aussi ajouter les sommes importantes destinées à augmenter les taux de disponibilité (maintenance) des équipements (49 milliards d’euros dédiés au maintien en condition opérationnelle, + 40 %),

La seconde remarque porte sur la place prépondérante que représente la dissuasion nucléaire. Les moyens accordés au nucléaire sont en augmentation constante depuis 2017. L’avancée des travaux sur les quatre futurs sous-marins lanceurs d’engins de troisième génération (SALE 3G), prévus pour 2035, mais aussi pour les évolutions du missile M51 et le nouveau missile aéroporté ASN4G, sont la cause de l’alourdissement de la facture.

Troisième remarque : selon le magazine Challenge (4), la hausse des effectifs du ministère va aussi consommer beaucoup de ressources : le nombre d’agents va augmenter de 700 postes en 2024 et en 2025, puis de 800 en 2026, 900 en 2027, 1 000 en 2028 et 2029, et 1 200 en 2030.

Quatrième remarque : l’inflation prévue est estimée par le ministère à 30 milliards d’euros sur la durée de la programmation. C’est presque un tiers de la hausse des crédits annoncée.

Cinquième remarque : le Service national universel (SNU) disparaît de la Loi de programmation militaire (LPM). Le projet est reporté compte tenu du contexte social en France.

La dernière observation n’est pas la moindre. La LPM 1924-1930 recèle une contradiction de taille : malgré cette somme colossale de 413 milliards d’euros, le ministère des Armées a dû réaliser soit des glissements ou reports de crédits importants sur des programmes majeurs, voire des « coupes claires ».

Voici des exemples de ces “coupes” ou “glissements”, selon le blog « Lignes de défense »5 :

— 200 chars *Leclerc* seront rénovés, dont 160 avant 2030. Mais la modernisation des 40 derniers exemplaires est reportée à l’horizon 2035,

— Pour les véhicules blindés, la mise en service (ainsi que la production) de 100 Jaguar (sur 300) (engin blindé de reconnaissance et de combat destiné à remplacer les AMX), 473 Griffon (sur 1827) (véhicule blindé multi-rôles (VBMR) qui doit remplacer les VAB) ainsi que 633 Serval (sur 2038) (autre véhicule blindé multirôles léger) sera reportée au-delà de 2030.

— mêmes glissements du côté de la Marine. La cible 2030 des frégates de défense et intervention (FDI) passe de 5 à 3, celle des drones SDAM passe de 15 à 8 et celle des avions de surveillance et d’intervention maritime Albatros passe de 13 à 8.

— pour l’armée de l’air, la cible de Rafales Air est réduite de 185 à 137 à l’horizon 2030. Pour les avions de transports de troupes A400M et C130, la cible est réduite de 49 avions (35 A400M et 14 C-130 H et J) pour 2030 à 39 en 2035 (plus des ATASM, avion de transport d’assaut du segment médian).

— Pour les drones MALE, la cible 2030 est réduite de 8 systèmes (24 drones) à 6 systèmes (18 drones), dont 5 systèmes Reaper et un système Eurodrone. Pour les avions de renseignement ALSR, la cible 2030 est réduite de 8 à 3 avions. Enfin, seulement 20 hélicoptères Guépard/HIL sont annoncés pour 2030, et 70 en 2035. La date pour atteindre la cible de 169 engins ne figure même plus dans les documents.

Certains commentateurs militaires ont parlé de « claque pour l’armée de terre »6.

Quelles conclusions tirer de l’ensemble de ces décisions dont certaines peuvent sembler contradictoires ?

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À propos de la prochaine Loi de programmation militaire française (I sur III)

Un projet de loi relatif à la programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 4 avril 2023, après avoir été adopté en Conseil des ministres.

Il avait été préparé par une « Revue nationale stratégique » (RNS)1 rendue publique le 9 novembre 2022 et une présentation des orientations cette Loi par le Président de la République sur la base aérienne de Mont-de-Marsan, le 20 janvier 20232.

J’ai traité des questions posées par les choix politiques et stratégiques de cette Loi dans un article précédent (voir « Une « guerre d’avance » ou une paix de retard ? » sur mon blog, le 7 avril dernier3) dont je reprends les grandes lignes ci-dessous.


« UNE « GUERRE D’AVANCE » OU UNE PAIX DE RETARD ? »


En présentant les orientations de la Loi de programmation militaire française le 20 janvier, le président de la République a voulu se montrer bon communicant en affirmant « Nous devons donc avoir une guerre d’avance ». Il a ajouté cette phrase audacieuse : « cette loi de programmation militaire devra donc tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe ».

« Avoir une guerre d’avance » est une obsession des dirigeants français qui essaient de gommer des esprits un siècle d’erreurs de choix militaires : les pantalons rouge garance et l’offensive en terrain découvert de 1914, la ligne Maginot statique de 1939, la méconnaissance de la guérilla révolutionnaire à Diên Biên Phu en 1954, la perte de la bataille de l’opinion publique nationale et internationale dans la Guerre d’Algérie en 1962 et enfin l’arrêt humiliant de l’opération Barkhane au Mali en 2021.

Si l’on considère que la sécurité de notre pays tout comme la sécurité internationale sont des concepts globaux, comprenant tout à la fois des dimensions militaires mais aussi diplomatiques, économiques, culturelles et politiques, se fixer comme but principal, sinon unique d’avoir « une guerre d’avance » est complètement réducteur et ne peut qu’atrophier la pertinence des choix militaires proprement dits.

En effet, que signifie « tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe » ? Dans une démonstration facile destinée à frapper le grand public et les médias, Emmanuel Macron résume le passé récent à une « accumulation des menaces dans tous les ordres et dans toutes les géographies ». Quelle courte vue de résumer le 21e siècle ainsi !

L’échec des solutions de force

Je propose une autre grille de lecture. Pour moi, les deux dernières décennies sont marquées par l’échec de toutes les solutions de force, de nature militaire essentiellement, qui ont été appliquées dans les diverses crises ou conflits.

Irak ? L’invasion par les États-Unis d’un État souverain, sur la base d’un mensonge sur la soi-disant présence d’armes de destruction massive, au mépris de la Charte des Nations-Unies, ressemble comme une sœur à l’agression des troupes russes en Ukraine. Le résultat est un pays, l’Irak, dévasté, à la vie économique et sociale ruinée. La conséquence collatérale en a été de conforter l’Iran dans l’intention de se doter un jour, si possible, de l’arme nucléaire pour ne pas être à la merci des aléas de la politique états-unienne.

L’exemple de la Libye est tout aussi éclairant : l’intervention militaire illégale des franco-britanniques, basée sur un dévoiement du sens de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU du 17 mars 20114 a transformé une crise interne grave qui pouvait se régler avec des efforts et pressions diplomatiques soutenus sur Kadhafi en un désastre, avec là aussi, un pays aux fragiles structures sociales et tribales détruites, devenu un refuge et une plateforme d’action pour les groupes terroristes fuyant la Syrie.

Il faut ajouter à ces deux exemples, l’Afghanistan, où la guerre, puis l’occupation militaire US, puis otanienne, ont fait le lit des mollahs et réduit encore plus les femmes à la servitude ; la Syrie devenue un champ d’affrontements par procuration entre puissances régionales.

Pourtant les moyens militaires engagés dans ces pays n’ont pas manqué, l’OTAN est même sortie de son périmètre légal d’intervention, les diplomates de l’ONU ont été écartés !

Alors, est-ce la violence et les conflits qui ont provoqué le chaos dans ces régions, ou les solutions imposées par les grandes puissances, au service le plus souvent d’intérêts économiques et stratégiques qui ne sont pas difficiles à pointer dans chaque conflit ?

« Tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe » ? Oui, alors, reconnaissons que les solutions militaires ont été en échec depuis vingt ans et qu’il ne peut exister qu’une conclusion : les seules issues viables, crédibles aux conflits et aux crises internationales relèvent de l’action politique et diplomatique et le meilleur cadre pour déployer celle-ci dans le monde d’aujourd’hui est le cadre multilatéral, c’est-à-dire le cadre onusien.

L’outil diplomatique malmené

Si l’outil politique le plus efficace est l’outil politique et l’outil diplomatique, comment ne pas être scandalisé par la décision de supprimer la filière diplomatique en France au bénéfice des appels à des consultants privés ? On ne construit pas une force de frappe de négociations, de contacts et d’influence en se privant de l’arme principale !

Affirmer qu’il faut « avoir une guerre d’avance » ne peut signifier en toute logique qu’une chose : le but de l’action publique aujourd’hui n’est pas ou plus de préparer la paix mais clairement de préparer la guerre…

Le Président Macron devient le seul Président de la République à avoir doublé le budget militaire de la France en deux mandats électoraux (de 32 à 67 Mds d'€). 

Pour quels résultats ? La France est hors-jeu en Afrique, elle est à la remorque des USA et de l’Allemagne dans la stratégie occidentale de soutien à l’Ukraine, elle n’a joué qu’un rôle négatif dans les négociations qui ont abouti à un Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Enfin, Emmanuel Macron a subi l’affront en septembre dernier, lors de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, de devoir parler avec un tiers des sièges vides, notamment ceux des pays africains.

Avant d’examiner concrètement une loi de programmation militaire et les besoins concrets de nos armées, qui sont réels et à discuter (même s’ils ne sont pas forcément ceux mis en avant par la communication gouvernementale), il faut d’abord un débat large au Parlement et dans le pays, sur les choix de la France en matière de paix et de sécurité. Sinon, nous n’aurons pas forcément « une guerre d’avance » mais peut-être, malheureusement, « une paix de retard ».

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vendredi 7 avril 2023

"Une « guerre d'avance » ou une paix de retard ? " - ma tribune dans le journal L'Humanité

 

Le Journal l'Humanité publie sur son site une tribune libre que je lui ai proposée à propos de la Loi de programmation militaire :  "Une « guerre d'avance » ou une paix de retard ? "

Vous la trouverez à cette adresse


Pour les non-abonnés au journal, je vous l'offre au format texte ci-dessous :


Une « guerre d'avance » ou une paix de retard ?
Par Daniel Durand 

Ancien secrétaire national du Mouvement de la paix, président de l’Institut de Documentation et de recherches sur la paix.

En présentant les orientations de la Loi de programmation militaire française le 20 janvier, le président de la République a voulu se montrer bon communicant en affirmant "Nous devons donc avoir une guerre d'avance". Il a ajouté cette phrase audacieuse : "cette loi de programmation militaire devra donc tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe".
"Avoir une guerre d'avance" est une obsession des dirigeants français qui essaie de gommer des esprits un siècle d'erreurs de choix militaires : les pantalons rouge garance et l'offensive en terrain découvert de 1914, la ligne Maginot statique de 1939, la méconnaissance de la guérilla révolutionnaire à Diên Biên Phu en 1954, la perte de la bataille de l'opinion nationale et internationale dans la Guerre d'Algérie en 1962 et enfin l'arrêt humiliant de l'opération Barkhane en 2021.
Si l'on considère que la sécurité de notre pays tout comme la sécurité internationale sont des concepts globaux, comprenant tout à la fois des dimensions militaires mais aussi diplomatiques, économiques, culturelles et politiques, se fixer comme but principal sinon unique d'avoir "une guerre d'avance" est complètement réducteur et ne peut qu'atrophier les choix militaires proprement dits.
En effet, que signifie "tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe" ? Dans une démonstration facile destinée à frapper le grand public et les médias, Emmanuel Macron résume le passé récent à une "accumulation des menaces dans tous les ordres et dans toutes les géographies". Quelle courte vue de résumer le 21e siècle ainsi !
Je propose une autre grille de lecture. Pour moi, les deux dernières décennies sont marquées par l'échec de toutes les solutions de force, de nature militaire essentiellement, qui ont été appliquées dans les diverses crises ou conflits.
Irak ? L'invasion par les États-Unis d'un état souverain, sur la base d'un mensonge sur la soi-disant présence d'armes de destruction massive, au mépris de la Charte des Nations-Unies, ressemble comme une sœur à l'agression des troupes russes en Ukraine. Le résultat est un pays, l'Irak, dévasté, à la vie économique et sociale ruinée. La conséquence collatérale en a été de conforter l'Iran dans l'intention de se doter un jour, si possible, de l'arme nucléaire pour ne pas être à la merci des aléas de la politique états-unienne.
L'exemple de la Libye est tout aussi éclairant : l'intervention militaire illégale des franco-britanniques a transformé une crise interne grave qui pouvait se régler avec des efforts et pressions diplomatiques soutenus sur Khadafi en un désastre, avec là aussi, un pays aux fragiles structures sociales et tribales détruites, devenu un refuge et une plateforme d'action pour les groupes terroristes fuyant la Syrie.
Il faut ajouter à ces deux exemples, l'Afghanistan, où la guerre, puis l'occupation militaire US, puis otanienne, ont fait le lit des mollahs et réduit encore les femmes à la servitude ; la Syrie devenue un champ d'affrontements par procuration entre puissances régionales.
Pourtant les moyens militaires engagés dans ces pays n'ont pas manqué, l'OTAN est même sortie de son périmètre légal d'intervention, les diplomates de l'ONU ont été écartés !
Alors, est-ce la violence et les conflits qui ont provoqué le chaos dans ces régions, ou les solutions imposées par les grandes puissances, au service le plus souvent d'intérêts économiques et stratégiques qui ne sont pas difficiles à pointer dans chaque conflit ?
"Tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe" ? Oui, alors, reconnaissons que les solutions militaires ont été en échec depuis vingt ans et qu’il ne peut exister qu'une conclusion : les seules issues viables, crédibles aux conflits et aux crises internationales relèvent de l'action politique et diplomatique et le meilleur cadre pour déployer celle-ci dans le monde d'aujourd'hui est le cadre multilatéral, c'est-à-dire le cadre onusien.
Si l'outil politique le plus efficace est l'outil politique et l'outil diplomatique, comment ne pas être scandalisé par la décision de supprimer la filière diplomatique en France au bénéfice des appels à des consultants privés ? On ne construit pas une force de frappe de négociations, de contacts et d'influence en se privant de l'arme principale !
Assumez votre position, Monsieur le Président, puisque cette posture est à la mode dans le débat sur les retraites. Reconnaissez qu’affirmer qu'il faut "avoir une guerre d'avance" ne peut signifier en toute logique qu'une chose : le but de l'action publique aujourd'hui n'est pas ou plus de préparer la paix mais clairement de préparer la guerre... Vous serez le seul Président de la République à avoir doublé le budget militaire de la France en deux mandats électoraux (de 32 à 67 Mds d'€). Pour quels résultats ? La France est hors-jeu en Afrique, elle est à la remorque des USA et de l'Allemagne dans les discussions pour l'avenir de l'Ukraine, elle n'a joué qu'un rôle négatif dans les négociations qui ont abouti à un Traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN). Enfin, Emmanuel Macron a subi l'affront en septembre dernier, lors de son discours devant l'Assemblée générale des Nations unies, de devoir parler avec un tiers des sièges vides, notamment ceux des pays africains.
Avant d'examiner concrètement une loi de programmation militaire et les besoins concrets de nos armées, qui sont réels et à discuter (même s’ils ne sont pas forcément ceux mis en avant par la communication gouvernementale), il faut d'abord un débat large au Parlement et dans le pays, sur les choix de la France en matière de paix et de sécurité. Sinon, nous n'aurons pas forcément "une guerre d'avance" mais peut-être, malheureusement, "une paix de retard".