mardi 25 avril 2023

À propos de la prochaine Loi de programmation militaire française (III sur III)

RÉFLEXIONS POUR AUJOURD’HUI ET POUR DEMAIN


L’examen approfondi de la Loi de programmation montre qu’elle est “plombée” par la priorité absolue donnée au renouvellement (donc plus qu’une « modernisation »), des armes nucléaires françaises.

Quelle pertinence pour le « tout-nucléaire » militaire ?

Premièrement, sur le plan du droit international, même si la France aujourd’hui refuse toute adhésion au Traité sur l’Interdiction des armes nucléaires (TIAN) – norme de droit international signée par 92 États et qui compte 68 États membres – elle s’est engagée juridiquement en ratifiant le TNP (Traité de non-prolifération nucléaire – août 1992) « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire. » Comment la France compte-t-elle respecter cette obligation en mettant en œuvre une LPM qui lance la production de systèmes d’armes nucléaires qui seront en service jusque dans les années 2090 ?

De manière plus immédiate, quel signal envoie la France au moment où, au niveau du Conseil de sécurité, du G20 en novembre 2022, au G7 en avril, la préoccupation des grandes puissances grandit contre les risques de banalisation des armes nucléaires. Le G20 a déclaré que « L’emploi d’armes nucléaires ou la menace de leur emploi sont inacceptables ». Comment est-il possible que le projet de LPM 2024-2030 promeuve une politique dite « inacceptable » ?

Un réseau d’ONG international comme ICAN pose une question qui mériterait débat : pourquoi la France qui s’affirme comme une grande puissance militaire et un acteur qui pèse dans les relations internationales, ne participerait pas comme État observateur 1à la Seconde Réunion des États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, qui se déroulera en novembre 2023 au siège des Nations unies ?

Il y a bien sûr un deuxième angle de vue : celui de la sécurité nationale.

Les missiles M51 modernisés qui équipent les sous-marins nucléaires français ont été installés en 2018 sur le Triomphant. Ils sont donc loin d’être obsolètes, leur portée est de plus de 6 000 km, puisqu’ils ont été conçus contre une menace russe mais aussi chinoise. Personne ne conteste que le processus pour inclure les États nucléaires actuels dans le TIAN sera long et compliqué, mais la France n’a-t-elle pas une carte diplomatique à jouer pour promouvoir cette démarche ? Ne serait-elle pas capable d’obtenir des avancées significatives dans les dix ans à venir ? Ce délai ne permettrait-il pas d’éviter de se précipiter dans le ruineux renouvellement des grands programmes nucléaires, sans compromettre dans la décennie à venir notre sécurité ?

Sans partager mes analyses, un site proche des milieux militaires comme DSI n’est peut-être pas si loin de ce constat lorsqu’il écrit : « 2035 laisse 12 ans au politique pour considérer que la réduction d’une menace russe implique que l’on puisse revoir à la baisse les ambitions budgétaires »2

Droit international, sécurité nationale, ces deux angles de vues ne doivent pas faire oublier le troisième : celui du danger grandissant que fait peser la persistance de l’existence des arsenaux nucléaires et cela pour deux raisons principales. La non-application complète du TNP accroît le sentiment chez certains gouvernements que, s’ils possédaient des armes nucléaires, ils seraient à l’abri des menaces des grandes puissances nucléaires. C’est vrai pour l’Iran, cela le fut pour l’Irak ou la Libye. L’ex-Président Bill Clinton, dans une déclaration d’une rare stupidité politique, a déclaré : « Je me sens personnellement concerné parce que j’ai obtenu (de l’Ukraine) qu’ils acceptent de renoncer à leurs armes nucléaires. Et aucun d’entre eux ne pense que la Russie aurait fait ce coup si l’Ukraine avait encore ses armes »3. Deuxième aspect : l’implication directe ou indirecte de puissances nucléaires dans des conflits régionaux, comme la guerre d’Ukraine, peut conduire en cas de provocations ou d’incidents, au déclenchement accidentel d’un conflit nucléaire. Rappelons que les niveaux d’alertes et les temps de réaction des missiles nucléaires, n’ont pas été baissés significativement depuis la fin de la Guerre froide. C’est sans doute un des côtés les plus dangereux de la guerre entre l’Ukraine, soutenue par l’OTAN, et la Russie.

Quelle « haute intensité » ?

Cela amène comme deuxième remarque à questionner l’argument avancé par le gouvernement et certains responsables militaires sur le risque de guerre de « haute intensité »4.

Si l’on parle de menace, il faut parler de l’agresseur potentiel. Quel peut être cet agresseur capable de mener une guerre de « haute intensité » ? Parle-t-on de la Russie qui n’arrive pas à conquérir quelques centaines de km, carrés à côté de ses frontières et bases logistiques et dont on peut penser qu’il lui faudra 10 ou 15 ans pour reconstituer et moderniser son potentiel offensif face à l’OTAN, dont nous sommes encore membres et face au potentiel nucléaire américain, britannique et français toujours présent dans la décennie à venir ?

Quel autre agresseur de ce niveau ? La rivalité qui se construit entre USA et Chine est condamnée à être soit limitée à des affrontements régionaux dans l’Asie du sud-est, soit à échapper à tout contrôle et devenir holocauste nucléaire mondial. Dans les deux cas, nous ne serions pas dans un cas de conflit de « haute intensité » classique.

L’insistance française sur la thématique de la « haute intensité » ne se comprend donc que dans la vision d’une France entraînée dans les guerres de l’OTAN sous la conduite des USA dans les rivalités de ceux-ci avec la Russie demain et la Chine après-demain. Elle est en fait surtout utilisée par les partisans du lobby militaro-industriel (responsables militaires, chefs d’industries et politiques) depuis deux ans pour obtenir la hausse des crédits militaires à 2 ou 3 % du PIB.

Après ces deux remarques, on comprend déjà que les deux décennies à venir seront capitales :

— Soit, s’enfoncer dans une militarisation incontrôlable et vers les 3 % du PIB en 2030 comme certains le réclament déjà, tel Nicolas Baverez le 13 mars dans Le Figaro : « les progressions de 3 milliards d’euros par an prévu de 2023 à 2025 sont insuffisantes pour répondre aux besoins les plus urgents. Les menaces existentielles qui pèsent sur la sécurité de notre nation ne laissent pas d’autre choix que de se fixer pour objectif de porter l’effort de défense à 3 % du PIB en 2030 »5.

- Soit, choisir une politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale. Si l’on s’inscrit dans cette deuxième voie, dans cette période transitoire, on peut admettre qu’il faille maintenir en bonnes conditions les programmes d’armement existants terrestres et aériens (visés souvent par les “glissements” et “coupes” dans la LPM) pour conserver une base militaire solide dans le cadre européen, y compris par rapport à des partenaires aux décisions incertaines comme l’Allemagne et la Pologne, mais il s’agit plus de décisions « conservatoires » et non de la fuite en avant comme dans la Loi de programmation militaire prévue.

Si la guerre de « haute intensité » est une hypothèse peu crédible, des conflits asymétriques sont possibles et l’excellence en matière de technologies nouvelles, drones, cybersécurité doit bien sûr être recherchée et développée, là encore, de manière « conservatoire » pour la décennie à venir.

Mais dans tous les cas de figure, la priorité reste celle-ci : va-t-on ou non à la construction d’une paix mondiale durable, à un « Ci vis pacem, para pacem » et non au mortifère « Ci vis pacem, para bellum » ?

 

Quelle politique nouvelle de paix et de sécurité ?


Que peut signifier une « politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale », comme je l’écris au-dessus. Cette alternative mérite un débat national approfondi plus ouvert, plus élargi encore que ceux qui ont eu lieu dans les dernières années en France sur des sujets sociaux. Pour contribuer à cette réflexion, j’avancerai quelques propositions.

Cinq directions sont indispensables selon moi pour construire une telle politique :

 éliminer la menace nucléaire en travaillant à universaliser le TIAN en direction de toutes les puissances nucléaires, la persistance des arsenaux nucléaires est un véritable verrou de blocage pour des politiques de paix efficaces,

— travailler à la démilitarisation des relations internationales en renforçant le Traité sur le commerce des armes et en aboutissant à un vrai Traité sur la démilitarisation de l’espace. Aboutir à une véritable interdiction des ventes d’armes y compris au moyen de la création de zones d’exclusion de toutes fournitures d’armements est la clé pour tarir 90 % des conflits actuels. Enfin, la démilitarisation complète de l’espace est une nécessité absolue sinon, ce sera le champ d’affrontement de demain.

— renforcer le rôle des Nations unies pour qu’elles reprennent le leadership dans la résolution des conflits en lien avec les organisations régionales existantes au lieu de la survalorisation des organismes représentants les pays riches (G7 et G20) ou de la multiplication et pérennisation des multiples groupes informels de pays (groupe des Six sur l’Iran, format Normandie sur l’Ukraine, etc). Enfin, à l’heure de l’extension du rôle des réseaux sociaux, de l’information directe des citoyens, il est indispensable d’améliorer et renforcer les liens de l’Assemblée générale avec les représentants des peuples de la planète (ONG, élus locaux) comme l’Assemblée générale de l’ONU s’y était engagée en l’an 2000.

— le quatrième enjeu est de reprendre le chantier de la construction d’une infrastructure de sécurité commune en Europe, avec et non contre la Russie, en repartant sur ce qui avait commencé d’être bâti à la fin des années 1990 avec l’OSCE. Ce même travail doit être soutenu dans toutes les régions du monde : Afrique, Asie du sud-est, Moyen-Orient, Amérique du Sud. Ce renforcement des liens de sécurité commune au niveau des régions du monde en lien avec le Conseil de sécurité de l’ONU est la voie pour dépasser, rendre caduques, les alliances militaires, porteuses d’agressivité comme l’OTAN en Europe ou AUKUS dans le Pacifique.

La France peut jouer un rôle actif dans ce processus si elle tourne le dos à son suivisme des grandes puissances mené par les trois derniers Présidents de la République (Sarkozy, Hollande, Macron) et à la chimère dangereuse de reconstruction d’un bloc occidental ; qu’elle adopte une politique plus ouverte aux réalités du monde d’aujourd’hui : la montée de la place des BRICS, les frustrations persistantes du « Sud global ». Le point de convergence reste le respect de la Charte des Nations unies dans toutes ses dimensions : refus des rapports de force entre États, des « double standards’ de fait ».

Les opinions progressistes dans tous les pays où elles peuvent s’exprimer, ont un rôle important à jouer. En l’an 2000, elles avaient pesé pour faire entendre leur voix lors du Forum du Millénaire et adopter un « Plan d’action du Forum du millénaire »6 audacieux que les conséquences de l’attentat des Twin Towers, un an plus tard, et la lutte contre le terrorisme ont fait capoter en partie. Agir pour obtenir que le Secrétaire général des Nations unies travaille à l’organisation d’un nouveau Forum des peuples et un Sommet des États pour faire face aux nouveaux défis : menaces de guerre, menaces climatiques, pauvreté et problèmes sociaux encore trop aigus, devrait être une priorité d’action.

La société internationale vit une période transitoire. Elle essaie de s’organiser face aux nouveaux périls qui menacent notre planète. Elle s’est attaquée au premier défi du réchauffement climatique avec les Conventions climat ; elle avance péniblement avec la lutte pour réaliser les ODD, Objectifs de développement durable mais a montré sa capacité à surmonter une crise sanitaire majeure comme la COVID 19 ; elle n’a pas encore trouvé le chemin pour renforcer la construction d’une sécurité collective et de la paix entre les toutes les nations, même si des jalons solides ont été plantés avec les nouveaux traités de désarmement comme le TIAN ou le TCA.

Nous n’avancerons pas en écoutant les voix des hypocrites qui agitent les spectres de menaces multiples pour construire de nouveaux murs, préparer les nouvelles guerres de demain, pour assouvir leurs appétits de puissances et de profits financiers. Nous avancerons en étant déterminés à saisir toutes les opportunités de coopérations entre les peuples, en les transformant en actes positifs et concrets, dans l’esprit de la Charte des Nations unies, qui rassemble l’humanité depuis près de 80 ans, en commençant par ces mots : « We, the people » ! (« Nous les peuples » !).

Daniel Durand – 21 avril 2023

Président de l'IDRP (Institut de Documentation et de recherches sur la paix)


*****************************************************

3 - Entretien accordé à la chaîne irlandaise RTÉ, publié le 4 avril 2023 – https://www.bfmtv.com/international/europe/ukraine/bill-clinton-dit-regretter-d-avoir-œuvre-a-denucleariser-l-ukraine_AN-202304050511.html – vu le 21 avril 2023

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire