De l'Ukraine à la Centrafrique, les conflits en cours en cet automne 2014 sont tous très différents par leur localisation géographique, les acteurs impliqués. Pour autant, ils inspirent quelques réflexions générales.
En dehors de l'affrontement israélo-palestinien à Gaza généralement classé à part, les autres conflits sont souvent rangés dans la catégorie "guerre civile" : guerre civile ukrainienne, guerre civile syrienne, guerre civile libyenne, etc..
Mais quand on constate l'implication des USA, de la Russie, de la France, voire de l'OTAN dans ces crises, l'appellation "guerre civile" montre son insuffisance.
Quelles caractéristiques communes à ces crises peut-on dégager ?
1/ Les conflits actuels impliquent une différenciation de moins en moins nette entre combattants (soldats ou milices) et population civile. Les combattants agissent souvent parmi la population en s'en servant de fait comme d'un bouclier, les attaques des adversaires distinguent de moins en moins civils et combattants et deviennent le plus souvent des crimes de guerre.
a/ Les conséquences sont dramatiques sur les populations : nombre de morts, de déplacements de population et de réfugiés.
Libye : Selon le CNT (Conseil National de Transition, organe de la rébellion libyenne), cette guerre aura fait 30 000 morts (17 février-26 octobre 2011) et plus de 50 000 blessés.
Syrie : 150 344 morts, dont 51 212 civils, parmi lesquels 7 985 enfants en trois ans (de mars 2011 à avril 2014) selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, plus d'un demi-million de blessés, selon le CICR, ainsi que 2,5 millions de réfugiés et 9 millions de personnes déplacées à l'intérieur,
Gaza : 2 143 morts ont été décomptés dont près de 1500 civils, 11 000 blessés, 475 000 déplacés en 50 jours de combat en juillet-août 2014, selon l'ONU.
Ukraine : près de 2 600 morts depuis avril 2014.
Mali (2012 - 2013) : 1 000 morts
Côte d'Ivoire (2000 - 2007) : 3 000 morts
Darfour : En 2008, l'ONU a estimé que quelque 300 000 personnes sont mortes lors des combats, mais aussi en raison des attaques contre des villages et des politiques de terre brûlée. Les déplacements forcés ont touché 2,7 millions d'habitants du Darfour.
b/ Les destructions sont souvent considérables avec des coûts faramineux.
En Syrie, 40 % des hôpitaux ont été détruits, le PIB a chuté de 45 % et la monnaie a perdu 80 % de sa valeur ; la production pétrolière s'est effondrée de 96 % depuis le début du conflit, les destructions se montent à 31 milliards de dollars
À Gaza, 17 200 maisons ont détruites. La guerre a causé plus de 5 milliards d’euros de dégâts.
Au Mali, les besoins pour la reconstruction ont recueilli des promesses d’aide d’un montant de 3,2 milliards d’euros par les pays participants à une Conférence des donateurs en 2013.
La Libye, sans avoir été dévastée, a naturellement souffert du récent conflit. Les destructions ont touché les bâtiments, les infrastructures de transport et de communication. Le PIB réel a chuté de 62% en 2011 avant de bondir de 105% en 2012, puis de reculer légèrement en 2013 (-5,1%). La Libye dispose cependant des moyens de sa reconstruction. C’est sa chance. En considérant la richesse annuelle par habitant qui s’élevait à 14000 dollars par tête, ce pays était l’un des plus riches d’Afrique !
2/ Ces conflits deviennent, comme au temps de la Guerre froide, des conflits "par procuration" que se livrent les grandes puissances : un "camp occidental" qui se reconstitue contre une "menace russe" et une "menace iranienne", avec en arrière-plan non-avoué la "menace chinoise". Ces affrontements conduisent au refus persistant d'associer tous les acteurs régionaux (Russie, Iran) à la solution des crises et risquent d'exacerber les enjeux et rivalités de puissance.
La Libye a constitué un révélateur des nouvelles situations de conflit en 2008 : des révoltes populaires, importantes sans être majoritaires (significatives cependant des évolutions d'opinion, des aspirations démocratiques) éclatent avec des répressions violentes d'un pouvoir aux abois.
La télévision du Qatar, Al Jazeera, lance une rumeur, reprise en boucle par les médias du monde entier selon laquelle Kadhafi aurait décidé de réprimer des manifestations pacifiques en les bombardant (10 000 morts auraient eu lieu, dont 3 000 à Tripoli), et qu’il aurait eu recours, pour ce faire, à des mercenaires. Le soutien aux révoltés devient ainsi centrale : les gouvernements "occidentaux" reprennent ces informations, une résolution est adoptée au Conseil de sécurité grâce aux abstentions russe et chinoise. Mais très vite, les opérations menées par le Royaume-Uni et la France avec l'appui des USA ont révélé un autre objectif que celui de la résolution (la protection des populations civiles). L'objectif prioritaire est devenu le renversement du colonel Khadafi (dès le 25 février 2011, Nicolas Sarkozy déclarait : "Kadhafi doit partir."), une guerre civile se développe avec l'armement du camp des insurgés par les puissances de l'OTAN.
Un scénario très proche se déroule en Syrie : un mouvement de contestation du gouvernement syrien débute par des manifestations anti-régime et pro-régime en mars 2011. Le mouvement se transforme rapidement en conflit opposant deux camps armés au milieu des populations civiles à la suite des répressions sanglantes des services de sécurité syriens. Les gouvernements occidentaux prennent le parti des opposants, appellent à leur livrer des armes, et à des frappes contre le pouvoir. En juillet 2012, François Hollande déclare comme N. Sarkozy l'avait fait pour Khadafi : "Bachar Al-Assad doit partir. Un gouvernement de transition doit être constitué. C'est l'intérêt de tous".
En Ukraine, le scénario présente également des similitudes : en novembre 2013, la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer un accord d'association avec l'Union européenne provoque des manifestations de grande ampleur à Kiev. Les opposants sont soutenus par les dirigeants de l'Union européenne dont la France et l'Allemagne alors que la Russie soutient le gouvernement élu pro-russe de Viktor Ianoukovytch. Tirant sans doute la leçon de la crise syrienne, la Russie adopte une attitude offensive et, après la chute du gouvernement Ianoukovytch et son remplacement par un pouvoir pro-Union européenne, soutient des mouvements séparistes pro-russes en Crimée et dans le bassin du Donbass.
On peut tirer une constatation de ces trois exemples : à partir de la volonté affichée de défendre les populations civiles au nom de la notion de "responsabilité de protéger" ou de défendre les droits démocratiques de la population, on assiste à un glissement et une intervention de puissances visant à renverser un pouvoir en place, certes souvent autocratique, mais au détriment des notions de souveraineté nationale ou à conserver ou gagner des positions stratégiques régionales.
3/ Une instabilité permanente ou de longue durée s'instaure dans toutes les régions de conflits. Le chaos favorise l'apparition et le développement de nouvelles forces d'inspiration religieuse extrémiste (mouvements islamistes radicaux) qui ont partie liée avec des réseaux terroristes, le développement de mafias diverses liées aux trafics d'armes, de drogues, de matières précieuses (diamants).
La version la plus caricaturale de l'instabilité prolongée a été bien sûr provoquée par l'intervention étatsunienne en 2003 en Irak. Illégitime, montée sur des arguments truqués, elle a plongé le pays dans un chaos persistant, exacerbé les rivalités entre communautés religieuses ou ethniques, sunnites contre chiites musulmans, kurdes.
De même, la Lybie s’est enlisée depuis 2011 dans la violence; le pays est aujourd’hui coupé en cinq zones contrôlées par des milices constituées d’éléments tribaux, tandis que les autorités centrales tentent encore de rédiger une constitution nationale et d’imposer une seule autorité militaire.
Une conséquence de l'intervention militaire en Libye en a été que des hommes, des armes ont franchi les frontières du sud vers le Mali et ont grossi la rebellion contre le gouvernement central de Bamako, pris le pouvoir dans plusieurs villes, réprimé les populations, détruits des monuments ancestraux. La situation a nécessité une autre intervention militaire, celle de la France seule, intervention approuvée certes a posteriori par le Conseil de sécurité et élargie ensuite à des états africains. Un an après, la situation est loin d'être stabilisée.
Au delà de ces premières constatations rapides, quelles autres conclusions de fond sur les politiques menées peut-on tirer ? Quelles sont les lignes de force, les raisons qui peuvent expliquer cette évolution des conflits dans cette dernière décennie ? Pourquoi choisir de développer une véritable politique de "containment" contre la Russie très proche de celle menée dans les années 50, en pleine Guerre froide, contre les Soviétiques ? Quelles leçons en tirer sur les alternatives possibles ? Ce sera le thème d'un prochain article sur "l'impuissance de la puissance".
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