J’écrivais, fin
novembre dernier, sur mon blog, que « la prolongation de l’état
d’urgence pour trois mois, n’apporte pas de plus grande
efficacité dans la lutte anti-terroriste. (...) que la prolongation
de l’état d'urgence vise plus à permettre à l'exécutif de
prendre une posture sécuritaire devant l'opinion, lui permettant de
conforter son image. (...) La lutte contre le terrorisme doit être
sévère mais, (...) elle doit reposer sur le droit et les valeurs
démocratiques mêmes, que les assassins ont voulu détruire ».
Deux mois après,
les réactions internationales, les réactions dans de nombreux
secteurs de l'opinion en France vont dans le sens d'une critique de
la durée excessive de l'état d'urgence et de ses dispositions
dangereuses. Au niveau international, cinq rapporteurs des Nations
unies spécialisés dans les droits de l'Homme, ont estimé, mardi 19
janvier, que l'état d'urgence en vigueur en France depuis les
attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis, ainsi que la loi
sur la surveillance des communications électroniques « imposent
des restrictions excessives et disproportionnées sur les libertés
fondamentales ». Ils appellent les autorités françaises à ne
pas prolonger l'état d'urgence au-delà du 26 février, terme fixé
par la loi adoptée après le 13 novembre. Ils ajoutent que :
« Garantir une protection adéquate contre les abus lors du
recours à des mesures d'exception et des mesures de surveillance
dans le cadre de la lutte contre le terrorisme relève des
obligations internationales de l'État français ».
Au niveau européen,
le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils
Muižnieks, a vu des « dérives » dans l’état
d’urgence en France, et un « risque » pour la
démocratie. Dans le cadre de l’état d'urgence, les forces de
l'ordre ont procédé à des milliers de perquisitions mais selon
l'expert européen, « seule une poignée d'entre elles auraient
donné lieu à des procédures liées à des actes terroristes »,
ce qui pose « la question de la nécessité de ces mesures ».
Ces critiques
internationales sont parmi les plus médiatisées mais, à Bruxelles,
un nombre grandissant d’hommes politiques pensent qu’il est
impossible de continuer à critiquer les dérives autoritaires du
gouvernement hongrois de Viktor Orbán ou d’ouvrir une enquête sur
les atteintes à l’État de droit en Pologne tout en ignorant ce
qui se passe en France, où le juge judiciaire est délibérément
contourné. Les pays de l’Est pourraient à bon droit estimer qu’il
y a bien deux poids deux mesures.
Comme l’a fait
remarquer le journaliste Jean Quatremer, dans Libération du 24
janvier dernier, « ni l’Espagne ni le Royaume-Uni, eux aussi
confrontés il y a dix ans au terrorisme islamiste de masse, pas plus
que les pays européens qui ont eu à souffrir des exactions de
groupes armés, n’ont adopté l’équivalent de l’état
d’urgence ».
Certes, ces
remarques, venues des arènes internationales, peuvent être
repoussées dédaigneusement au nom de la « souveraineté
nationale », tout comme la diplomatie française le faisait
lors du vote des résolutions onusiennes condamnant la Guerre
d’Algérie.
Mais les conclusions
fournies le 13 janvier 2016 par le Président de la commission des
Lois de l’Assemblée Nationale doivent faire réfléchir.
Elles montrent que
la moitié environ des perquisitions administratives, la majorité
des assignations à résidence ont été conduites dans les deux
premières semaines de l’état d’urgence.
Cela signifie que,
si la promulgation initiale de l’état d’urgence pour douze jours
pouvait se justifier, le temps d’apprécier la nature du danger et
l’ampleur des mesures à prendre pour y faire face, il n’y avait
pas besoin de le prolonger, en tout cas, pas pour une durée
excessive de trois mois. C’est une des raisons qui ont poussé la
LDH (Ligue des droits de l’homme) à déposer un référé
demandant la suspension de l'état d'urgence auprès du Conseil
d'État.
Le ministre de
l’intérieur n’a pas apporté de preuves concrètes convaincantes
montrant qu’on n’aurait pas pu obtenir des résultats semblables
au bout de deux mois sans recourir à l’état d’urgence.
Certaines dérives
se sont produites dans plusieurs départements : assignation à
résidence de plusieurs dizaines de militants écologistes,
interdiction de la circulation aux abords d’une route empruntée
par les migrants du camp de Calais, etc...
Dans une société
démocratique et un État de droit, toute restriction des libertés
doit être strictement nécessaire à la protection de l’ordre
public, proportionnée aux troubles qu’elle entend empêcher et
accompagnée de contrôles : celui du gouvernement par la
représentation nationale et celui des autorités administratives et
policières par des juridictions dotées de pouvoirs effectifs.
Or, l’état
d’urgence qui écarte le juge judiciaire du contrôle des
opérations de police, permet de suspendre les droits fondamentaux.
Qu’en sera-t-il du projet de réforme constitutionnelle prévoyant un
état d’urgence permanent ?
Cela ne
signifierait-il pas que l’état d’urgence deviendrait un état de
droit commun ?
Une telle
modification de la constitution serait dangereuse : il n’est pas
sain d’habituer les citoyens d’un pays à vivre dans un état
d’urgence prolongé, dans lequel les opérations de police se
substituent progressivement au pouvoir judiciaire. Dans cette
situation, « il faut s’attendre à une dégradation rapide et
irréversible des institutions publiques », rappelait le
philosophe Giogio Agamben dans le Monde du 23/12/2015.
On a beaucoup parlé
d’esprit de responsabilité en cette période. L’irresponsabilité
politique consisterait à vouloir garantir la démocratie en la
fragilisant. L’esprit de responsabilité consiste, à l'inverse, à
répondre au terrorisme dans la justice et la préservation des
libertés : la lutte n'en sera pas moins efficace. Cela correspond
aux engagements internationaux de la France et au maintien de la
crédibilité de son image de "pays des droits de l'homme".