Le budget du ministère des Armées, qui était de 32 milliards d'euros en 2017 à l'arrivée d'Emmanuel Macron au pouvoir, devrait grimper à 67,4 milliards en 2030, à la faveur de deux Lois de programmation successives, prévoyant une augmentation des crédits de défense, sur fond de guerre en Ukraine. C’est la première fois que le budget militaire français double par temps de paix en deux mandats d’un président de la République. Le budget figurant dans la Loi de finances pour 2025 s’inscrit dans cette trajectoire puisque les budgets militaires français sont pilotés par des Lois de programmation militaire généralement quinquennales. Celles-ci existent depuis les années 1960 dans la logique du développement de la dissuasion nucléaire. C’est pourquoi avant de discuter du budget pour 2025, il faut examiner le cadre de la LPM en cours.
L’augmentation énorme des crédits d’armement dans la LPM
La Loi de programmation militaire 2024-2030 a été discutée à l’Assemblée nationale et au Sénat en mai-juin 2023. Ces LPM viennent après un exercice de prospection stratégique, appelés « Livre Blanc » ou « Revue stratégique ». La LPM votée en 2018 a été précédée par une « Revue stratégique » en 2017. Pour cette LPM, une « Revue nationale stratégique » (RNS)i a été rendue publique le 9 novembre 2022 et une présentation des orientations de cette Loi a été faite par le Président de la République sur la base aérienne de Mont-de-Marsan, le 20 janvier 2023ii.
En théorie, le processus est parfait mais en fait, seule la discussion au Parlement de la Loi de programmation est médiatisée, essentiellement sous son aspect financier. Les orientations qui ont présidé à ses choix, ont tendance à être mis en arrière-plan, ce qui amène une sous-estimation des analyses politiques qui sous-tendent la décision.
En 2023, le cadre politique avait été fixé par le Président Macron, en janvier, qui avait affirmé « Nous devons donc avoir une guerre d’avance ». Il a ajouté cette phrase audacieuse : « cette loi de programmation militaire devra donc tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe ». Il a résumé le passé récent à une « accumulation des menaces dans tous les ordres et dans toutes les géographies ». Quelle courte vue de résumer le 21e siècle ainsi !
Il ne faut pas s’étonner que cette logique militariste ait conduit à ce que cette Loi de programmation militaire (LPM) augmente considérablement (plus d’un tiers) les crédits de la précédente LPM, qui étaient de 295 milliards d’euros sur cinq ans, en prévoyant une somme totale de 413 milliards d’euros jusqu’en 2030, soit sur sept ans.
Un budget militaire 2025 indécent
Le Projet de loi de finances 2025 affirme respecter cette trajectoire et propose une enveloppe de 50,5 milliards d’euros de crédits budgétaires pour le ministère des Armées et des Anciens combattants, soit une hausse de 3,3 milliards d’euros (soit + 7%) par rapport à 2024. Pourquoi une telle augmentation ? La justification par des prétendues menaces est toujours la même : « L’effort est colossal […] car la programmation militaire obéit à des menaces extérieures qui touchent à la survie du pays et à nos intérêts vitaux », estime Sébastien Lecornu.
La dissuasion nucléaire continue d’être modernisée. Elle bénéficie une hausse de 508 millions d’euros par rapport à 2024, près de +8 %, notamment pour rénover les têtes nucléaires, la trame des missiles de la composante océanique.
Les dépenses pour les munitions sont en hausse de +27 % pour prendre en compte notamment la fourniture d’armes et de munitions à l’Ukraine. Elles représentent un effort important : 1,9 Md € en 2025, soit 400 millions d’euros en plus par rapport à 2024.
Mais le plus éclairant est la déclaration de Sébastien Lecornu qui affirme « La France remplira l’objectif des 2 % donné par l’Otan, 2 % du PIB en cette année 2024 ». La France est devenue un bon élève de l’OTAN !
Alors que le gouvernement Barnier multiplie les annonces de restrictions de crédits qui toucheront, quoiqu’il en dise, d’abord les plus pauvres, c’est bombance pour les marchands de canon et de mort.
Quel contexte ? Quelles menaces ?
Peut-on affirmer que le contexte international justifie une telle remilitarisation de la France ?
Je pense, au contraire, pour moi, les deux dernières décennies sont marquées par l’échec de toutes les solutions de force, de nature militaire essentiellement, qui ont été appliquées dans les diverses crises ou conflits : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Afrique centrale et aujourd’hui Ukraine et Palestine.
« Tirer les conclusions de ce que notre époque porte en germe » ? Chiche! Alors, reconnaissons que les solutions militaires ont été en échec depuis vingt ans et qu’il ne peut exister qu’une conclusion : les seules issues viables, crédibles aux conflits et aux crises internationales relèvent de l’action politique et diplomatique et le meilleur cadre pour déployer celle-ci dans le monde d’aujourd’hui est le cadre multilatéral, c’est-à-dire le cadre onusien.
Deuxièmement, Affirmer qu’il faut « avoir une guerre d’avance » ne peut signifier en toute logique qu’une chose : le but de l’action publique aujourd’hui n’est pas ou plus de préparer la paix mais clairement de préparer la guerre…
Cela explique que la France a décidé, non pas d’une simple modernisation, mais d’un renouvellement quasi complet de ses forces nucléaires d’ici 2035.
C’est une véritable fuite en avant ! Comme les programmes nucléaires lancés dans cette LPM ne s’achèveront qu’en 2035-2037, cela signifiera que la LPM suivante comptera une somme équivalente pour les équipements nucléaires. La dépense prévue entre 2024 et 2030 pour les armes nucléaires représente une somme totale minimum de 53,9 Mds d’euros en sept ans ce qui est considérable. Donc sur douze ans, on peut estimer que la construction de nouvelles armes nucléaires et la modernisation de certaines représenteront un coût total en 2035 d’au moins cent milliards d’euros !
Ainsi, l’examen approfondi de la Loi de programmation montre qu’elle est “plombée” par la priorité absolue donnée au renouvellement , des armes nucléaires françaises.
Une période nouvelle :
Je critique la hausse des crédits militaires, car elle se justifie moins que jamais, et ce pour une raison fondamentale. Nous sommes dans une période nouvelle, sur le plan du droit international, avec l’avènement d’un Traité sur l’Interdiction des armes nucléaires (TIAN) – norme de droit international signée par 93 États et qui compte 69 États membres –
Personne ne conteste que le processus pour inclure les États nucléaires actuels dans le TIAN sera long et compliqué, mais la France n’a-t-elle pas une carte diplomatique à jouer pour promouvoir cette démarche ? Ne serait-elle pas capable d’obtenir des avancées significatives dans les dix ans à venir ? Ce délai ne permettrait-il pas d’éviter de se précipiter dans le ruineux renouvellement des grands programmes nucléaires, sans compromettre dans la décennie à venir notre sécurité ?
Sans partager mes analyses, un site proche des milieux militaires comme DSI n’est peut-être pas si loin de ce constat lorsqu’il écrit : « 2035 laisse 12 ans au politique pour considérer que la réduction d’une menace russe implique que l’on puisse revoir à la baisse les ambitions budgétaires »iii…
Les deux décennies à venir seront capitales :
— Soit, s’enfoncer dans une militarisation incontrôlable et aller vers les 3 % du PIB en 2030 comme certains le réclament déjà.
- Soit, choisir une politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale. Si l’on s’inscrit dans cette deuxième voie, dans cette période transitoire, on peut admettre qu’il faille maintenir en bonnes conditions les programmes d’armement existants terrestres et aériens (visés souvent par les “glissements” et “coupes” dans la LPM) pour conserver une base militaire solide en cas d’impondérables, mais il s’agit plus de décisions « conservatoires » et non de la fuite en avant comme dans la Loi de programmation militaire prévue. Il faut aussi être capable d’assister l’ONU dans ses missions de maintien de la paix.
Mais dans tous les cas de figure, la priorité reste celle-ci : va-t-on ou non à la construction d’une paix mondiale durable, à un « Ci vis pacem, para pacem » et non au mortifère « Ci vis pacem, para bellum » ?
Pour une politique innovante
Que peut signifier une « politique innovante visant à faire redémarrer et progresser tous les processus de désarmement à l’échelle internationale » ? Je vois six axes pour une véritable politique nouvelle, en faveur de la paix dans le monde, six axes qui pourraient inspirer un gouvernement et une majorité politique progressiste :
— éliminer la menace nucléaire en travaillant à universaliser le TIAN
— travailler à la démilitarisation des relations internationales en renforçant le Traité sur le commerce des armes et en aboutissant à un vrai Traité sur la démilitarisation de l’espace
— renforcer le rôle des Nations unies pour qu’elles reprennent le leadership dans la résolution des conflits
— le quatrième enjeu est de reprendre le chantier de la construction d’une infrastructure de sécurité commune en Europe, avec et non contre la Russie, en repartant sur ce qui avait commencé d’être bâti à la fin des années 1990 avec l’OSCE.
- renforcer la place des opinions dans toutes les enceintes internationales où elles doivent pouvoir s’exprimer et être consultées systématiquement. L’exemple des Conférences sur le climat montre que la pression des ONG est de plus en plus essentielle dans les rapports de force internationaux. Cela sera encore pus nécessaire demain, compte tenu du résultat des élections aux États-Unis.
- enfin, le sixième mais sans doute principal enjeu est d’arriver à une prise en compte généralisée par les gouvernements du monde et par les peuples, du sens et de la centralité du Droit international. Il faut rappeler que la Charte des nations unies est la base du droit international, il n’y a rien au-dessus. Le cœur de ce texte dès son article 1 est le refus de la force dans les relations internationales. Tout le reste de la Charte est subordonné à cet objectif.
Il y a un débat qui commence à se développer sur la place du droit international dans les relations mondiales. Certains juristes ou chercheurs estiment que le droit international a échoué face à la puissance des États, qu’en conséquence, la structure qui porte la Charte des Nations unies, l’ONU a également échoué. Donc, selon eux, il n’y aura pas d’avancée sans la reconstruction d’un nouveau système international à partir de zéro iv.
Je ne partage pas cette analyse. Le droit international a avancé, nous avons réussi à imposer une nouvelle structure, la Cour pénale internationale, pour juger les crimes de guerre, elle empêche aujourd’hui Poutine, qui est sous le coup d’un mandat d’arrêt international, de sortir de Russie, demain, elle fera la même chose avec Netanyahou.
De son côté, la Cour internationale de justice aborde pour la première fois de son histoire des questions politiques sensibles : la menace de génocide à Gaza, l’illégalité de l’occupation israélienne. Ces évolutions tiennent à la fois à la nouvelle place des sociétés civiles dans le monde, et à l’apparition de puissances émergentes et d’un Global South qui refusent les « doubles standard ». Le droit international n’est pas condamné à l’impuissance face à la puissance, il peut devenir instrument, au travers de ces exemples, d’une nouvelle puissance, et provoquer ainsi l’impuissance la puissance.
La question des dépenses militaires
J’attire l’attention sur une des dispositions les plus importantes de la Charte des Nations unies c'est l'article 26.
Que dit-il ?
« Afin de favoriser l'établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde »,
Cela veut dire que le doublement des dépenses militaires depuis la fin de la guerre froide est proprement scandaleux et illégal. Rien ne justifie qu'on soit passé de 1000 milliards de dollars par an à 2400 milliards comme aujourd'hui avec des armes encore plus perfectionnées.
Je rappelle les chiffres officiels du SIPRI : le total des dépenses militaires mondiales s’élève à 2 443 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 6,8 % en termes réels par rapport à 2022. Il s'agit de la plus forte augmentation d'une année sur l'autre depuis 2009.
En 2023, les dépenses militaires des 31 membres de l’OTAN s’élèvent à 1341 milliards de dollars, soit 55% des dépenses militaires mondiales. Les dépenses militaires des États-Unis ont augmenté de 2,3 % pour atteindre 916 milliards de dollars en 2023, ce qui représente 68 % du total des dépenses militaires de l'OTAN.
Aucune évolution du monde ne justifie qu'un pays comme la France augmente ses dépenses militaires de 35 % : c'est illégal, c'est contraire à la Charte des Nations Unies.
Les dépenses militaires n’assurent pas la paix de la planète et ne garantissent pas la sécurité de ses habitants.
Le deuxième point est le gaspillage de ressources qu’elles représentent au regard des besoins dans le monde. Que l’on songe que les besoins de financement pour réaliser les Objectifs de développement durable dans les 59 pays en développement à faible revenu s’élèvent à 400 milliards de dollars par an, à comparer aux 2400 Mds de dollars de dépenses militaires ;
Que l’on songe aux 3,3 milliards d’euros d’augmentation des dépenses militaires françaises face aux diminutions de ressources prévues pour l’éducation et la santé par exemple !
Ce sont ces choses simples et claires qu'il faut rendre accessible au plus grand nombre pour que la population, les citoyens et citoyennes de cette planète exercent une pression complètement différente sur leurs gouvernements, partout, pour changer de direction, pour changer de cap et pour faire respecter nos règles de vie communes, fondamentales telles qu'elles ont été pensées à l'origine des Nations unies en 1945.
Réagir !
La présentation biaisée des conflits actuels, la déformation systématique de la nécessité et de la possibilité de trouver des issues politiques négociées, de construire ou renforcer des règles de vie et de sécurité commune, a conduit à un recul dans l’opinion sur la nécessité de réduire et non d’augmenter les dépenses d’armement. Il faut inverser cette vision. Il y a besoin de relancer des campagnes d’information, des actions de sensibilisation et de pression v sur l’urgence de réduire partout les dépenses d’armement. Ce n’est pas le seul moyen mais c’est un élément essentiel pour combattre la remilitarisation des relations internationales et pour travailler à un monde plus sûr et plus pacifié.
Daniel Durand – Président de l’IDRP
Conférence tenue à Saint-Étienne, 6 novembre 2024
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NOTES
i - https://www.vie-publique.fr/rapport/287163-revue-nationale-strategique-2022 – vu le 21 avril 2023
ii-https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/01/20/transformer-nos-armees-le-president-de-la-republique-presente-le-nouveau-projet-de-loi-de-programmation-militaire – vu le 21 avril 2023
iii-https://twitter.com/DSI_Magazine/status/1643895501895479297?s=20 – vu le 21 avril 2023
iv-Interview de Monique Chemillier-Gendreau dans l’Humanité du 10 octobre 2024
v-À noter la pétition du Mouvement de la paix pour réduire les dépenses d’armement nucléaires françaises sur https://www.change.org/non-au-doublement-des-depenses-pour-les-armes-nucleaires