mercredi 2 novembre 2022

Non, la dissuasion nucléaire et la militarisation, « ça ne marche pas en Ukraine », commentaires sur de fausses évidences.

Depuis six mois, la guerre enclenchée par la Russie contre l'Ukraine sème la mort et la désolation dans ce pays, provoque morts, ruines, déplacements de population, conditions de vie très dures. Cette guerre menée sans raisons valables, contre les règles du droit international, de la Charte des Nations unies a des conséquences qui dépassent le cadre géographique. Elle renforce le régime d'oppression policière sur une large partie du peuple russe, accentue la répression du gouvernement poutinien contre tous les opposants à la guerre, pacifistes, objecteurs de conscience (c’est d’ailleurs en partie la même chose en Ukraine). Les conséquences directes et indirectes de cette guerre aggravent la crise économique provoquée par les spéculations du capitalisme financier et pèsent sur les populations des pays européens, des pays en voie de développement par le biais du renchérissement brutal des prix de l'énergie, des denrées de consommation courante. Enfin, cette guerre accentue le mouvement de militarisation observé dans les pays de l'Union européenne ainsi qu’aux États-Unis depuis 2019. Des ressources précieuses pour la vie quotidienne et les services aux populations se trouvent détournées et gaspillées dans des hausses de dépenses militaires insensées, 2300 Mds de $ à l'échelle mondiale aujourd'hui, 2,5 fois plus qu'au plus fort de la Guerre froide !
Cette situation inquiétante n'est pas sans conséquence sur les consciences : l’Otan a bénéficié du soutien des opinions de pays de l'est de l'Europe pour se renforcer, un peu partout, le "ci vis pace, parabellum" ("si tu veux la paix, prépare la guerre") semble gagner du terrain.
Ces réflexes souvent irrationnels sont amplifiés par une information schématique, digne des propagandes de guerre de 1914-18 ou 1939-45, dans laquelle est diabolisé sans nuances un des côtés, où la seule issue présentée est de "punir le méchant" sans expliquer que toute guerre doit avoir une fin politique et que celle-ci est toujours une solution politique négociée.
Des remarques de bon sens sur le « parabellum » méritent pourtant d'être faites...
Les militarisations des États, leur surarmement ont-ils empêché le déclenchement de la guerre en Ukraine, ou celle beaucoup plus meurtrière au Yémen, en Somalie ? Le maintien et la modernisation des armes nucléaires ont-ils aussi empêché un conflit quelque part ? Non, bien sûr, de même que l'extension de l’Otan, y compris lors de son occupation calamiteuse de l’Afghanistan,  n’a pas renforcé la paix !
Oui, bien sûr, me direz-vous, mais c'est à cause de la présence d'un fou comme Poutine et en tout cas, il existe une garantie ultime qui empêche la guerre suprême, la déflagration nucléaire, c’est la dissuasion ! "La dissuasion nucléaire fonctionne !", s'écrie Bruno Tertrais, le directeur de la FRS dans le journal Le Progrès du 1er novembre. Et d'ajouter, "Entre deux acteurs disposant de cette arme, des règles de prudence s’imposent, comme une ombre portée du nucléaire sur la zone de crise : la Russie s’abstient d’attaquer militairement des pays de l’Otan, qui ne s’engagent pas directement en Ukraine contre l’armée russe, ni a fortiori ne portent le feu sur le territoire russe".

La démonstration apparaît sensée et convaincante, sauf qu'elle cache un élément de fragilité extraordinaire qu'oublient presque tous les spécialistes.

Pour fonctionner, la dissuasion nucléaire fonctionne en permanence sur le "fil du rasoir". Elle suppose l’opposition de deux acteurs « raisonnables », mais qui peut garantir la sagesse d'un chef d'État de manière indéfinie ? Quid des réactions des dirigeants nord-coréens, des dirigeants pakistanais infiltrés par Al Quaida, même dans un grand pays comme les États-Unis, quid des réactions "raisonnables" d'un Donald Trump (si proche du sinistre docteur Folamour du film de Stanley Kubrick). La notion de puissance nucléaire « raisonnable » était liée aussi en partie à la notion de "petit nombre", notion qui s'était traduite dans le Traité de non-prolifération  nucléaire par le club des cinq États "dotés". Mais aujourd'hui, les cinq sont neuf avec l'Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord. Le débat sur la possession de l’arme nucléaire est récurrent en Iran, et même dans des pays développés comme l'Allemagne et le Japon, des voix, certes encore très isolées, tentent d'amener la question dans le débat public.
Autre aspect, les arsenaux nucléaires sont tenus en état d'alerte et de réponse automatique, il n'y a qu'une vingtaine de minutes entre l'annonce d'une éventuelle attaque et la riposte nucléaire mortelle automatisée. En permanence depuis la création des armes nucléaires, nous avons été à la merci des fausses alertes, des faux signaux radars. Or la modernisation des armes nucléaires rend leur réaction plus rapide, leur trajet plus court pour atteindre la cible, leur profils plus indétectables, donc les erreurs éventuelles, qu'elles soient informatiques ou humaines sont de plus en plus difficiles à prévenir et corriger. La dissuasion qui "marche si bien" a une marge d'erreur de plus en plus étroite, et le fil du rasoir sur lequel nous essayons de marcher est de plus en plus étroit et effilé. Dire que la "dissuasion fonctionne" doit être suivi des mots "pour le moment" et "pourvu que ça dure" !
L'existence des armes nucléaires provoque donc une instabilité fondamentale et on comprend pourquoi l'idée d'abolir les armes nucléaires en créant un vrai Traité d'interdiction a recueilli un enthousiasme certain parmi les pays non-nucléaires puisque en moins de deux ans de lobbying, 127 pays se sont rangés à cette idée à l’Assemblée générale de l’ONU en juillet 2017, et que, après la signature officielle du Traité, ce sont maintenant 68 pays qui l'ont ratifié complètement, donc inscrit dans leur constitution. Résultat remarquable par sa rapidité quand on imagine les pressions extraordinaires exercées par les pays dotés.
Un processus international d'interdiction totale des armes nucléaires qui prendrait forcément du temps, provoquerait des discussions, des compromis mais aussi des mobilisations, créerait un climat fondamentalement différent à l'échelle mondiale. Il ferait ressortir encore plus fort la nécessité de la démilitarisation des relations internationales, c'est à dire la baisse des dépenses militaires, la réduction drastique des ventes d'armes, le renforcement des processus de contrôle des traités de désarmement, la nécessité de s'attacher le soutien élargi des opinions publiques, donc le besoin de développement de l'éducation à la paix et de la promotion d'une culture de paix. C'est ce processus à l'échelle mondiale, joint aux techniques de contrôles et d'alerte très efficaces aujourd'hui dans les traités qui empêcherait la mauvaise surprise, objectée par certains, du « méchant » qui développerait dans son coins une arme de destruction massive pour s'assurer une impunité d'action.
La seule dissuasion qui peut marcher en fait, c'est celle qui s'appuierait ainsi sur un développement d'une volonté populaire de paix et de justice, qui, même si elle semble parfois avoir du mal à s'exprimer est majoritaire au fond de la consciences des opinions publiques, comme l'expriment tous les sondages, trop rares malheureusement, effectués sur ces thèmes.
2 novembre 2022

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