L'entrée des talibans dans Kaboul, le départ dans la hâte des dernières troupes états-uniennes de la ville ont frappé les esprits. Les commentaires sont nombreux et divers : sur la défaite militaire US, sur la tragédie humaine et démocratique qui risque de s'ouvrir, sur les relations à avoir ou non avec les nouveaux maîtres de l'Afghanistan. Il me semble pour ma part que les événements de Kaboul résonnent plus fort qu'une simple péripétie de fin de conflit. Au-delà des simples commentaires politiciens pro ou anti-américains, en prenant du recul, cet événement sonne, je pense, la fin d'un cycle qui s'est ouvert, il y a environ trois décennies, symbolisé en gros par la chute du mur de Berlin, suivi assez vite de la fin de cette période qu'on appelait la "Guerre froide". Cette fin de cycle historique est-elle susceptible d'ouvrir l'opportunité de remettre sur le chantier un nouveau multilatéralisme plus inclusif, développé autour d'une système onusien revigoré et démocratisé ? C'est, je crois, un des enjeux possibles de la période qui s'ouvre dans les relations internationales.
C'est ce que je veux essayer de montrer schématiquement dans le cadre étroit de cet article de blog
QUELLE ORGANISATION DU MONDE ?
De 1947 à 1989, pendant quarante ans, le monde s'est quasiment paralysé dans le face-à-face de deux blocs antagonistes, le bloc occidental et états-unien d'une part et le bloc communiste, soviétique d'autre part.
La chute du mur de Berlin en 1989, l'accélération du démantèlement du bloc soviétique après la prise de pouvoir d'Etsine en 1996, ont ouvert alors une période où s'est posée la question de la nouvelle organisation de la planète : comment revoir l'organisation du système international planétaire avec quelle place et autorité pour le système des Nations unies et pour de nouvelles relations entre États, quelle place accorder aux nouveaux acteurs internationaux qui s'étaient développés : ONGs, élus locaux, puissances économiques transnationales ? Pendant ces décennies, les rivalités et affrontements autour de cette problématique se sont multipliés. Avec la bataille de Kaboul, un chapitre vient de se clore : celui du règlement des conflits et de l'imposition de la démocratie par la seule solution militaire.
Durant la première décennie, jusqu'en l'an 2000, les grandes puissances privilégient non sans réticences le cadre multilatéral offert par les Nations unies. L'intervention soviétique unilatérale pour soutenir le gouvernement afghan en 1980 est condamnée partout. En 1991, l'intervention au Koweit contre le coup de force de Sadham Hussein se fait sous mandat onusien. Les négociations de désarmement se déroulent positivement dans les enceintes onusiennes : traité d'interdiction des armes chimiques en 1993, prorogation indéfinie du TNP en 1995, traité d'interdiction des essais nucléaires en 1996 par exemple. Des premiers accrocs se produisent pourtant avec les bombardements de l'OTAN sur la Serbie en 1996 qui ne sont validés par le Conseil de sécurité qu'a posteriori. C'est autour de la première intervention en Irak et de l'intervention internationale dans les conflits intra-yougoslaves qui est menée d'abord par la Forpronu, forces sous commandement onusien remplacée ensuite par les troupes de l'OTAN que naît le concept "d'imposition de la démocratie" y compris par la force.
On assiste de fait à une course de vitesse entre les interventions des grandes puissances qui commencent à devenir de plus en plus unilatérales et l'intervention grandissante des opinions publiques dans les relations internationales.
Les ONGs profitent de cette période favorable : en 1992, plus de 1500 ONGs participent au Sommet de la Terre, lors de la Conférence de Rio sur l'environnement et le développement, en 1995 à Copenhague pour le Sommet sur le développement social et la même année à Pékin pour les droits de la femme. Ces rencontres sont l'occasion de « contre-sommets », de rencontres entre ONG venues de pays ou de continents très différents, elles vont contribuer progressivement à faire émerger la notion, encore très floue et contestée, de « société civile internationale ».
Toutes les conférences et travaux de cette époque débouchent sur des normes qui placent la notion d'individu, d'humain au centre des préoccupations. On parle alors de développement humain, de droits humains et même de sécurité humaine. Ces notions sont portées par les ONG mais aussi par des diplomates ou des élites des pays en voie de développement et par certains organismes des Nations unies.
Cette décennie de montée des droits humains est couronnée par le vote de la résolution de l'ONU, le 13 septembre 1999, intitulée « Déclaration et Programme d'action sur la culture de la paix». Cette notion est capitale car elle identifie les domaines dans lesquels les racines des conflits se trouvent et comment on peut les dépasser. C'est la première fois que le développement durable, la sauvegarde des droits humains, l'égalité entre les hommes et les femmes, le processus démocratique, la tolérance et la solidarité, la libre circulation de l'information et des connaissances, et la sécurité humaine, sont pris en compte et articulés dans un seul et unique concept avec soutien de puissances moyennes.
IMPOSER LA DÉMOCRATIE ?
Les attentats de 11 septembre 2001 vont conduire à un basculement progressif en faveur des politiques de puissances unilatérales des États. Une coalition internationale menée par les États-Unis, intervient en Afghanistan en raison de son refus de livrer le chef d'Al-Qaïda Oussama ben Laden, responsable des attentats des Twin towers de New-York.
Le nouveau président Bush est très influencé par les milieux néo-conservateurs qui estiment qu'on peut exporter la démocratie occidentale à coup de chasseurs bombardiers. Le 20 mars 2003, les États-Unis interviennent en Irak, malgré une très forte opposition des opinions publiques dans le monde, sous le prétexte de parer à la menace des armes de destruction massive dont l'administration Bush affirme à tort détenir la preuve dans un rapport présenté au Conseil de sécurité de l'ONU le 12 septembre 2002 (il s'agit d'un rapport faussé et truqué comme cela sera démontré plus tard).
C'est la même conception qu'on peut rapprocher de pensées de la fin du 19e siècle, ce que Jules Ferry appelait «la mission civilisatrice» de l'Occident: il s'agissait d'apporter les Lumières françaises à un maximum de territoires possibles.
Plusieurs fronts militaires s'ouvrent ainsi successivement : en 2011, une résolution des Nations unies crée une zone d'exclusion aérienne pour protéger les manifestants civils libyens des bombardement de Khadafi. Mais les dirigeants français (Sarkozy), britanniques détournent l'esprit de cette résolution et débarquent des commandos au sol et à partir du 31 mars 2011, l'ensemble des opérations sont conduites par l'OTAN dans le cadre de l'opération Unified Protector. Cette opération va conduire progressivement à un éclatement complet du pays, une guerre civile toujours en cours et le passage facilité pour les djihadistes et terroristes pour circuler vers le Sahara et le Mali.
À la même période, une répression sanglante est exercée par le régime syrien contre les manifestants civils, une répression féroce est menée contre les organisations démocratiques, les partis islamistes et les minorités kurdes.
En septembre 2014, menée par les États-Unis, une coalition internationale est formée contre l'État islamique, commence à mener des bombardements en Syrie et décide d'appuyer les forces kurdes. Au printemps 2014, le président français François Hollande n'hésite pas à envisager une opération militaire pour arrêter le conflit. C'est ce qu'il explique lors d'un entretien sur France 2 le 29 mai : "Une intervention armée (en Syrie) n'est pas exclue à condition qu'elle se fasse dans le respect du droit international, c'est-à-dire par une délibération du Conseil de sécurité.".
Le soutien russe au régime syrien stabilise le conflit, l'État islamique qui s'est créé est détruit mais la situation du pays reste catastrophique après sans doute 500 000 morts, des attaques à l'arme chimique, de nombreux massacres, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, commis, principalement par le régime syrien et par l'État islamique
Le continent africain n'est pas épargné par les interventions de troupes étrangères, avec une opération militaire menée au Sahel et au Sahara par l'armée française, avec une aide secondaire d'armées alliées. Cette opération appelée Barkhane vise à lutter contre les groupes armés salafistes djihadistes dans toute la région du Sahel. Lancée le 1er août 2014, elle remplace les opérations Serval et Épervier. En 2021, le constat est fait que les groupes terroristes n'ont pas été vraiment démantelés et continuent de mener des opérations contre des civils, le gouvernement malien est renversé par des militaires. la France annonce en juin 2021, sinon un abandon, mais à tout le moins une pause dans son opération Barkhane avec une réduction des troupes engagées.
D'autres interventions militaires unilatérales ont lieu en Ukraine où commence en 2014 une crise se déroulant à l'Est de l'Ukraine (Ukraine orientale) dans le Donbass. L'opposition des habitants russophones de cette région de Crimée aux autorités de Kiev aboutit à un référendum local du 16 mars 2014 sur le rattachement de la Crimée à la Russie mais dont la légalité n'est pas reconnue par l'Ukraine et la grande majorité de la communauté internationale. Les habitants de cette région autonome sont soutenus par la présence plus ou moins ouvertes des troupes militaires russes.
DES ENSEIGNEMENTS À DÉGAGER
L'examen de tous ces conflits montre l'échec des solutions exclusivement militaires pour imposer ou rétablir la démocratie et le droit.
Robespierre avait raison quand il s'écria dans son discours sur la guerre prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 janvier 1792 : "La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique, est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis."
On m'objectera que grâce à ces interventions le développement du terrorisme a été bloque ou freiné : Ben Laden a été tué et ses projets de déstabiliser le Pakistan, voire de s'emparer de ses armes nucléaires, déjoués. Les tentatives d'imposer des États islamistes ou Khalifats ont été brisées, mais à quel prix ? Dans tous les cas cités, les structures étatiques ont été détruites ou très affaiblies. Ces pays connaissent des situations de guerre civile ouverte ou latente, la multiplication des réfugiés, l'extension de la corruption, la multiplication des violences. Parallèlement, dans le monde, le niveau des dépenses militaires a explosé, revenant au-dessus des records établis pendant la Guerre froide.
Ces trente années aboutissent à un constat sans appel : la force militaire ne règle aucun problème international, seules les solutions politiques négociées peuvent permettre de trouver des solutions pérennes et celles-ci ne peuvent se développer que dans un cadre institutionnel adapté, comme celui que fournissent les structures multiples des Nations unies.
Nous sommes à un tournant historique comme nous l'étions après la fin de la seconde guerre mondiale, comme nous l'étions après la chute de l'affrontement entre les deux blocs issus de la Guerre froide.
Ne soyons pas naïfs : les grandes puissances, les intérêts d'État, ne prononceront pas d'elles-mêmes des mea-culpa, des décisions politiques de contribution même si on voit bien les hésitations en ce milieu 2021 dans les revirements politiques de Jo Biden et d'Emmanuel Macron, les prudences de Vladimir Poutine ou de Xi Jinping. Dans les années 1990, les intérêts égoïstes des États ont vite gâché les chances d'alors de renforcer les coopérations internationales pacifiques, de développer un système multilatéral efficace.
Le défi n'est pas seulement dans les mains des puissances étatiques, il repose en grande partie dans les nouveaux acteurs internationaux : ONGs bien sûr, dont les réseaux se sont encore renforcés depuis les années 1990. Les opinions publiques internationales disposent aujourd'hui de moyens d'information et de liaison qui n'existaient pas il y a trente ans : les réseaux sociaux, formidables outils de résonance et d'action. Enfin un sentiment d'appartenance à une communauté mondiale a grandi avec les préoccupations climatiques sur l'avenir de notre planète.
Il y va donc de la responsabilité des acteurs politiques et sociaux de comprendre la nouveauté de la situation internationale, de saisir les nouvelles opportunités pour construire une paix durable, pour créer les conditions d'un nouveau progrès humain sur notre planète et de prendre des initiatives politiques originales. Il y a un calendrier des sommets mondiaux prévus pour le climat mais quid d'un calendrier du désarmement nucléaire pour rendre le TIAN universel, d'un calendrier pour la réduction généralisée et le plafonnement des dépenses militaires, de la mise en oeuvre d'une interdiction plus forte du commerce des armes que celle promue actuellement dans le Traité existant ?
À ceux qui crieraient à l'utopie, je réponds : qui pensait, il y a dix ans, que les États-Unis, avec Jo Biden, seraient porteurs d'une proposition d'impôt exceptionnel sur les profits des grands groupes économiques transnationaux, ou qui pouvait prévoir que la proposition de suspendre, voire supprimer, les brevets sur les vaccins recueillerait tant d'écho en France et dans le monde ?
L'an 2025 marquera le 80e anniversaire de la création des Nations unies et de leur Charte : pourquoi cet anniversaire ne serait-il pas l'occasion d'une Assemblée générale extraordinaire des Nations unies pour rassembler, faire le point et booster les avancées de la démilitarisation de notre planète, de la réduction des dépenses d'armement, des décisions pour lutter contre le réchauffement climatique, de l'achèvement des objectifs du développement durable, de la mise en oeuvre de programmes généralisés d'éducation à une véritable culture de la paix universelle ? Cette Assemblée générale extraordinaire pourrait être doublée comme en l'an 2000 d'une Assemblée des peuples qui permettrait aux opinons publiques mondiales, aux ONGs, aux élus locaux de s'exprimer et faire pression sur tous ces sujets. Il ne reste pas beaucoup de temps pour saisir cette occasion !
Daniel Durand - 5 septembre 2021
Ce blog est dédié aux problématiques de la paix et du désarmement, des institutions internationales (ONU, OTAN), à la promotion d'une culture de la paix. Textes sous license Creative Commons by-nc-sa
dimanche 5 septembre 2021
BERLIN - KABOUL, LA FIN D'UN CYCLE ? L'OPPORTUNITÉ D'UNE NOUVELLE ÈRE HUMAINE ?
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